Le jargon web, avant le web
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Le sens perdu
Le vocabulaire du web et de ses technologies fluctue considérablement, et nous autres français conservons les termes anglophones dans notre quotidien. Le hic, le sens est généralement perdu : ce sont des néologismes en français, mais pas en anglais.
Un néologisme est un mot de création récente ou emprunté depuis peu à une autre langue ou toute acception nouvelle donnée à un mot ou à une expression qui existaient déjà dans la langue.
Nos amis anglophones ne se cassent pas la tête : notre vocable web est une métaphore du monde physique et des industries préexistantes.
Le vocable primordial 🪴
Ce vocabulaire et son histoire sont pourtant indispensables pour notre industrie : parler le même langage et conserver son histoire contribue à fonder une culture.
Il faut cultiver notre
jardinjargon web.
Pensée ↔ Langage
C’est lié à ce que Vygotski appelait la dialectique pensée-langage : c’est un cercle vertueux, dans lequel la pensée enrichit le langage, qui enrichit la pensée…
Aux origines
Le rapport liant l’informatique au monde physique et mécanique n’est abstrait que depuis peu — et l’est d’autant plus en français que nous utilisons des termes anglais.
- : Basile Bouchon crée les cartes perforées (en papier) pour… les orgues de barbarie.
- : Jacquard améliore le système (en utilisant du carton) et l’applique aux… métiers à tisser.
- : Henry, le plus jeune fils de Charles Babbage, reprend les travaux du père et présente une « machine analytique » à l’académie royale d’astronomie, version des machines différentielles grâce aux cartes perforées de Jacquard pour leur transmettre des instructions.
- : Ada Lovelace écrit le premier algorithme exécutable, pour la machine de Babbage — alors que cette dernière n’était pas encore opérationnelle.Ele écrit au passage la première boucle conditionnelle de l’histoire.
- : ENIAC, le premier ordinateur électronique (20 mètres de long, 2,5 mètres de haut), parent proche de Colossus conçu par Alan Turing et Max Newman. Si vous appréciez les comics américains, ces noms vous évoqueront peut-être quelque chose !
- Et finalement, la miniaturisation permise par les transistors a fait entrer l’informatique dans l’abstraction : il ne s’agit plus de mécanique.
Vous prendrez bien quelques anecdotes, pour la route ?
World Wide Web 🌐
La toile d’ampleur mondiale
Utiliser le terme anglais est certes un néologisme intéressant mais on perd cette image de réseau savamment orchestré pour ne plus se représenter qu’une masse informe et bordélique. On va « sur le web ».
Notez d’ailleurs qu’à l’origine, Sir Tim Berners-Lee utilisait le terme « Mesh » qui signifie plus simplement « maille ». Un terme qui aurait eu la cote !
Il avait également envisagé TIM — pour The Information Mine — et MOI, pour Mine Of Information, mais ça sonnait mégalo. D’autres détails croustillants sont à découvrir dans le documentaire For Everyone, en référence au tweet envoyé en direct lors de l’ouverture des jeux Olympiques de Londres en 2012.
Radio buttons 🔘
Les boutons radio
Ce sont littéralement les boutons des vieilles radios. Vous ne pouvez pas écouter plusieurs stations en même temps et paf les boutons radios.
Scroll 📜
Rouleau, parchemin
Avant le livre, les écrits étaient conservés sous forme de rouleaux interminables. Les dérouler
entièrement eût requis trop d’espace, chaque rouleau était scindé en colonnes et on enroulait
d’un côté pour dérouler de l’autre, colonne par colonne.
La scrollbar était née !
En Français, on parle de barre de défilement (autant dire bidule qui monte et descend), ou encore d’ascenseur, qui fait nettement moins historique !
Bug 🐛
Insecte
Vous avez entendu parler du Harvard Mark II et de Grace Hopper, qui aurait trouvé un insecte coincé dedans en 1947 et créant ainsi ce nouvel usage du terme bug ? C’est un mythe amplement déformé, le terme étant déjà utilisé en mécanique depuis longtemps (par exemple par Thomas Edison en 1870).
Celui de 1947 est devenu célèbre grâce au journal tenu par les collaborateurs de Hopper,
qui ont littéralement scotché dans leur journal l’insecte en question en notant cette boutade :
First actual case of bug being found
, ce qui induit effectivement que le terme
était déjà d’usage pour désigner les pépins en informatique, héritier de la mécanique.
En Français le terme bogue est de rigueur, mais c’est le même terme avec une graphie différente, désignant un objet connoté négativement.
Mail 📬
Courrier
L’attrait de la nouveauté et la confusion avec la modernité nous a fait adopter le mail comme désignant un nouveau type d’échanges, mais pour les anglo-saxons c’est un bon vieux courrier : le même terme est utilisé pour le courrier postal.
D’où l’ajout du « e » devant le terme, pour dissocier le courrier électronique du bon vieux courrier papier. Notez que ce néologisme existe en français : le courriel.
Une palanquée de termes filent la métaphore : adresse, route, etc. Mais il manque le timbre !
Spam™
C’est une marque de porc en conserve…
La marque Spam est devenue extrêmement populaire lors de la 2nde Guerre Mondiale par l’armée américaine puis au Royaume-Uni.
Son omniprésence dans l’alimentation d’après-guerre est à l’origine d’un sketch éponyme des Monty Python en 1970 dans leur fameux Flying Circus : un restaurant ne sert que des plats à base de Spam, conduisant le menu à être essentiellement composé du terme Spam.
Et c’est en référence à ce sketch que ce mot est utilisé pour désigner les courriers indésirables.
Je préfère le terme pourriel, pas vous ?
Slide to unlock 🔓
Déverrouiller
Je n’ai compris l’image du verrou physique derrière cette interaction popularisée par l’iPhone que lorsque j’ai fermé pour la première fois la porte des toilettes d’un camping anglais. On a tous des moments de lucidité !
![](https://www.ffoodd.fr/wp-content/uploads/2013/11/slide-to-unlock.jpg)
Carousel 🎠
Carrousel
On oublie souvent que le terme existe en français, mais c’est un manège, quoi. Sauf que les vrais carrousels attendent que les gens aient embarqué pour démarrer !
Library 📚
Bibliothèque
Et pas « librairie », crénom ! La distinction entre librairie et bibliothèque en français est importante. À la librairie, on s’approprie tandis qu’à la bibliothèque, on emprunte — et par extension, on rapporte.
Dans le contexte des métiers du web, le rapport entre l’open-source et notre mauvaise traduction de ce terme est intéressant, vous ne trouvez pas ?
Framework 🖼
Coffrage
Dans le BTP, « a wooden framework » est un cadre en bois, allant de la charpente au coffrage en bois pour couler du béton, comme je l’ai appris sur l’île de Jersey en visitant le musée de la Hougue Bie — dont la partie moderne traite de l’esclavage des insulaires et d’expatriés par les nazis pour fortifier l’île à grands renforts de béton.
C’est donc un outil qui soutient et supporte le travail, voire un autre ouvrage, et qui peut laisser une empreinte durable sur le produit final.
Le terme français cadriciel (par opposition au logiciel) est un pur néologisme mais a le mérite d’utiliser la racine pertinente : le cadre. Un framework est un cadre de travail, et l’image mobilisée par le BTP est littéralement une boîte dans laquelle notre travail s’inscrit, ou une structure sur laquelle il s’appuie.
Ça peut être long…
Que l’on évoque HTML, CSS, JavaScript, PHP, les motifs de conception ou les réseaux sociaux, notre jargon est constitué d’une pléthore de métaphores.
C’est ce que nous appelons la sémantique, mais il faut noter que peu de termes ont été créés spécifiquement pour le web : ils ne sont que des métaphores, dont nous n’appréhendons pas la simplicité en français.
On peut par exemple cité les éléments HTML structurant, qui sont une analogie au corps humain :
head
, body
, footer
, etc.
En France, on manipule le vocabulaire anglais sans s’approprier le sens et on finit par le vicier et lui donner un autre sens. Au Québec, on conçoit un vocabulaire neuf avec beaucoup de justesse et de poésie, en traduisant littéralement ou en adaptant la graphie, par exemple « plogue » pour ne pas écrire plug, qui a un faux air de bogue pour bug, ne trouvez-vous pas ?
Morale 🔚
Les objets et interactions que nous avons évoqués, ordinaires dans l’univers physique anglo-saxon, confèrent à leurs ersatz numériques leur affordance : ce sont des interfaces éprouvées.
Certains termes (comme Library) ont un sens induit perdu en français. C’est parfois anecdotique et ne prête à rien, parfois les glissements sémantiques sont tels qu’en quelques années on déforme et vice complètement le terme employé — par exemple scrum, qui devient complètement figé et creux dès qu’on l’érige en méthodologie. Ce n’est plus une mêlée.
En quête de sens 🔎
Comprendre les images mobilisées par le jargon peut s’avérer crucial. Par exemple le motif de conception ARIA le plus répandu est le disclosure, qui signifie divulgation. Autrement plus explicite que collapse, qui veut dire « effondrement » ou « écroulement ».
Je me souviens encore avec émotion d’un client qui utilisait l’expression « booter une page » pour édsigner l’action de suivre un lien.
Conclusion
Nos langues sont vivantes, les mots évoluent et leur sens avec eux. Mais assurons-nous de comprendre ce sens pour dialoguer et parler le meme langage, en évitant les contresens, et en mobilisant les bonnes images.
C’est une question de culture, à laquelle ont été confrontés les traducteurs de Firefox OS il y a quelques années : des images comme la fenêtre n’ont aucun sens pour des gens qui n’ont pas de fenêtre (les locuteurs du Zapotec, au Mexique). Window y a donc été traduit par œil.
Naming things is hard
Dans nos métiers, il y a énormément de choses que nous n’avons pas besoin de nommer. Apprenons notre vocabulaire !
Et utilisez le glossaire Opquast, au hasard.
Merci
Et à bientôt ☺
Crédits
- Moteur de présentation : AccesSlide — par Access42 ;
- Pictogrammes : Rounded UI — par Marek Polakovic ;
- Typographie de titraille : Bello Pro — créée par Underware ;
- Typographie de labeur : Museo Slab — créée par Exljbris.
Et merci à Stéphane Deschamps et Gaëtan Bonnot pour la relecture, et à Rémi Parmentier pour l’article sur la gestion de la culture dans les traductions de Firefox OS.